Entretien avec la chanteuse azmari Yameker Qäññé à Gondar, le 12 mai 1996, réalisé par Anne Bolay et Sisay Negusu. L’entretien se passe dans la maison de Yameker Qäññé en présence de deux de ses jeunes enfants et d’une femme venue aider et déjà présente dans la maison. En fait de maison, c’était un rez-de-chaussée allongé et sombre, à droite d’une rue qui descend à partir du bas de la place. Nous avions recherché Yameker Qäññé à la suite d’une conversation avec un autre musicien, rencontré lui aussi à Gondar. Décédée en 2002, la chanteuse azmari Yämeker Qaññé est née vraisemblablement dans la décennie 1920. Elle vit le jour à Mäna. Son père, joueur célèbre (Qäññé Mäkwännen), venait du Bäläsa, sa mère, chanteuse également, était originaire d’Emfraz et de ’Ebnat. Son oncle paternel était également un célèbre joueur de masinqo (Mälläsä Mäkwännen). Deux autres entretiens seront ensuite réalisés avec elle. Dans celui de 1999, elle nous parle longuement de la vie de son père et du statut des liqä mäkwas. C’est elle qui conseille d’aller voir le fils de Mesganaw Aduña, Śeraw Mesganaw. Elle commença à accompagner son père à l’âge de 12 ans. “ J’ai appris avec mon père et mes frères ”, dit-elle. Puis, elle s’est mariée et a continué à aller chanter avec son époux. Ils se déplaçaient dans le Wälqayt - Ṭägädé, dans le Bäläsa, dans le Dämbya, jusqu’au Qwarra et Mätämma. De tous ces enfants, aucun n’est musicien. Nous avons également rencontré son frère, Käbbadu Qäññé, à Gomengé. Dans ce premier et déjà long entretien avec pagnant son mari joueur de masinqo. Information sur le statut ancien de liqä mäkwas et leur rôle auprès des puissants. Elle fournit quelques expressions d’argot des azmari. Comment vous appelez-vous ? Y : Yameker Qäññé. Quand avez-vous commencé à jouer ? Y : depuis longtemps… Environ 50 ans. Est ce que vous chantez avec le masinqo ? Y : Oui, avec le masinqo. Quel âge aviez-vous quand vous avez commencé ? Y : J’avais 12 ans. C’est votre famille qui vous a appris ? Y : Oui, mon père. Est-ce qu’il jouait aussi (du masinqo) ? Y : Oui. Est-ce qu’il était réputé ? Y : À l’époque, oui il était connu. Et votre mère ? Y : Ma mère ne savait pas jouer. Elle s’occupait de ses enfants. Mais, moi en accompagnant mon père puis mes frères, j’ai appris. Après je me suis mariée et j’ai vécu longtemps avec mon mari. Combien de frère avez-vous ? Y : 6. Tous les 6 jouaient aussi ? Y : Oui, tous les 6. Et votre mari jouait-il aussi, quand vous vous êtes mariés ? Y : Oui, quand je me suis marié, j’ai vécu longtemps avec mon mari, j’ai eu 9 enfants et j’ai joué. Vous jouiez aussi avec votre mari ? Y : Oui, on allait jouer. Où êtes vous née ? Y : Dans le Bellessa, à Mena. Ça se trouve à Gondar ? Y : Oui, c’est dans les environs de Gondar. Vous faisiez un autre métier, comme travailler la terre, ou bien vous viviez en chantant seulement ? Y : Mon père et ma mère travaillaient la terre. Mais nous on était des enfants, on se déplaçait beaucoup dans la région de Gondar et vers Dambya, Walqayt, Tégédem, dans le Semien, par-ci par là, on travaillait. Mais vous ne travailliez pas la terre ? Y : Non, mais maintenant qu’on est vieux, on fait travailler la terre. Quand les parents sont morts, on chantait et faisait travailler la terre. Est-ce que vous avez été chanter dans d’autres endroits, comme Addis Abeba ou Dire Dawa ? Y : Avant, on y allait. Où ça ? Y : Moi et mon mari, à Walqayt, Tégédem, par Mentafa, et par Bahar Dar. Addis Abeba, c’est mes frères et sœurs qui y travaillaient, mais nous non. Quand vous partez, vous partez sans savoir, ou bien on vous invite ? Y : Il y en a qui viennent nous chercher ici, on nous paie et on nous ramène. Quand on ne nous emmène pas, on y va par nous-mêmes. Mais quand vous partez vous-mêmes, vous trouvez par vous-mêmes un endroit pour jouer ? Y : Oui, on trouve des propriétaires et les habitants nous donne aussi de l’argent. Pendant quelle période de l’année ? Y : À Kebela, avant la période du carême et à Pâques, et maintenant c’est Pâques. Pendant le carême vous restez là ? Y : Oui, on reste là , sauf si on nous invite à un baptême ici, sinon c’est “Tsom” (carême). Quand vous partez, vous avez un itinéraire précis ? Y : Non, c’est comme on peut. Si on a de l’argent, on peut aller jusqu’à Asmara, ou Addis, ou Wollo, Dessié, même loin là-bas jusqu’à Jimma. Est-ce que c’est à un moment précis, pendant le mois de Terr (Y : pendant le Terr ?) vous partez seulement à Bahar Dar ? Y : Ils vont partout où ça leur plaît, là où y a de l’argent (litt. : “où il y a des fruits”). Est-ce vous êtes allée à l’école quand vous étiez enfant ? Y : moi ?, non. Et votre mari ? Y : il n’y est pas allé. Vous avez commencé à apprendre avec le masinqo (Y : Oui), avec quel qeñet ? Y :  … Les qeñet, par exemple Medina, Zelesseña. Y : Avant le garçon apprend le Medina, Zelesseña. Il apprend ça et après il apprend les nôtres (celui des femmes). Les vôtres, elles commencent par quoi ? Y : Par des chants, avec masinqo. Mais Medina et Zelesseña c’est quand il y a une fête, quand c’est la fin du carême (arba Tsom), ou bien un grand mariage, ou un tazkar; avec Medina, on demande Zelesseña, on demande Medina, on demande Begana et ils jouent. Et vous vous avez commencé à jouer avec ça ? Y : Mais moi, après avoir joué bagana, medina, zelesseña, il s'accorde à ma voix. Mais vous ne jouez pas du masinqo, vous chantez seulement avec le masinqo. Y : Moi je chante. Les chansons et les paroles, quelqu’un vous les a apprises, ou bien vous avez appris en écoutant ? Y : Moi, je prends (recueille) de ceux qui chantent. De ceux qui chantent dans les mariages et les buna-bet ? Y : Oui, de n’importe qui, j’écoute et je recueille, et je fais mes chansons. Votre famille, par exemple vôtre père, il ne savait jouer que le masinqo ou d’autres instruments ? Y : Le masinqo. Et votre mari, c’était masinqo, ou accordéon ? Y : Masinqo. Vous avez des enfants ? Y : Oui, j’en ai. Combien ? Y : J’en ai 7. Est-ce qu'un de vos enfants joue et chante ? Y : Non, deux sont chauffeurs. Deux autres sont à Addis Abeba, ils ne chantent pas. (...intervention extérieure, incompréhensible : une histoire d’ami, qui se mélange avec les enfants.) Est-ce que l’un d’eux chante ? Y : Il y en avait un mais il est parti... Est-ce que vous leur avez demandé d’apprendre ? Y : Oui, on l’a fait, mais ils n’ont pas voulu. (commentaire Sisay :) à cause de la “situation” (financière ?) Quels sont les endroits où vous chantiez ? (demande de précision : les lieux où elle chante, ou les villes) ? Y : à Dabat. Combien de kilomètres ? L’autre femme : ça doit faire 50 km. D’autres endroits ? Y : vers Welqayt. L’autre femme : c’est vers Tegadé, non ? ça doit faire 100 km. Y : à Gorgora. A Gorgora ? Y : à Alefa, Toksa. L’autre femme : ça peut faire 80 km d’ici. Y : Par là, par Qwarra, Qwarra et Toksa sont des coins proches (“Ils prennent l’eau dans la même rivière”) Y : par Belessa, jusqu’a au Takazé et Reb Maintenant le métier d’azmari est respecté. Elle est venue pour étudier les azmari, mais ceux qu’on trouve à Bahar Dar, nous disent : non, on n'est pas des azmari. Y : Maintenant, ce sont des “amuseurs du monde” (allematitchewotch). Du temps de Hailé Sellassié, on nous a appelés comme ça. Pendant le Derg, on nous appelés “traditionnels” (kinet - art et bahel, culture, tradition). Au Moyen Âge – au début, il y a longtemps, liqä mäkwas (“chef des chants”), à l’époque des dedjatch Adjalé et Araya. Est-ce que la différence c’était l’époque ou il y a une différence de type de chanteur ? (L’autre femme : quelles différences vous voulez dire ?) Y : Comment ? Différence, par exemple quand à l’époque, on disait liqä mäkwas, est-ce que vous jouiez ? Y : Non, moi je n’ai pas vécu (cette époque). Quand j’était petite, les vieux disaient: “Dites au liqä mäkwas qu’il se lève” ! donc c’est un titre. liqä mäkwas, comme il se dit grazmatch, fitawrari, qäñ azmatch. Visiblement on pourrait aussi comprendre que les vieux lui disaient de se lever quand un liqä mäkwas arrivait. C’est la bagana ou le masinqo que les liqä mäkwas jouaient ? Y : C’est le masinqo. Mais ceux qui jouaient la bagana sont ceux qui ont appris avec la bagana. ils se lèvent tôt avec le bagana, ils remercient le Seigneur (Dieu). Ils ont appris la bagana, comme ceux qui apprennent le krar. Est-ce que les liqä mäkwas étaient différents quand ils étaient à la Cour ? Est-ce qu’on les respectait plus que les autres ou bien ils étaient comme des gens ordinaires ? Y : Ils étaient respectés. Il n’y a pas longtemps il y avait le qäñ azmatch Mäsgana. Avant, il met sa kaba en or, on annonce les liqä mäkwas devant la cour, ils vont faire le Medina, et ils vont faire le Zelesseña, on leur donne un siège, on leur amène un masob, et un gombo de tedj (gombo: gros récipient en terre cuite), du qurt-sega (tranche de viande crue) pour eux, un gombo-tälla pour eux, en prenant leurs enfants, on les reçoit avec du respect. Ça veut dire qu’à cette époque et maintenant ce n’est pas pareil ? Y : haha. À cette, époque vous étiez respectés mais maintenant vous êtes descendus… mais ce n’est pas comme maintenant ? Y : heu…non…pas vraiment. Mais maintenant, même nous, on prend de l’importance (“on est en train de grandir”). Et maintenant celui qu’on appelle qäñ azmatch Bellay était le joueur du dädjazmatch Hayalewu et lui c’était un dignitaire. Et une femme, c’est Debark et Dabat, Sheguté, ceux qui sont comme eux sont respectés. Un liqä mäkwas quand il débute c’est avec la famille ou bien dans l’église ? Où avez-vous fait vos débuts, comment vous rappelez-vous des gens ? Y : Non, c’est dans leur maison qu’ils débutent. On les élève, on les marie, on les soigne, ils s’habituent (ils apprennent), et voilà ils deviennent des joueurs. Celui qui ne veut pas jouer, il reste en travaillant la terre. Quand ils commencent, c’est vraiment dans la famille qu’ils apprennent ? Y : Oui, moi par exemple, mon père et mes frères m’ont appris. Après celui qui est devenu mon mari était joueur. Qu’est ce vous savez sur les Hamina, et à Addis on les appelle, je crois, les Lalibelotch ? Y : Oui, on les appelle comme ça Est-ce qu'il y a une différence ? Y : Ils n’en ont pas. Avec les azmari ? Y : Par exemple, mon fils s’il ne sait pas jouer du masinqo, ou elle (en parlant d’un de ses autres enfants sur place), après il apprend ça comme une étude. Les hamina ? Être Hamina ? Y : Oui. Comme ça, il apprend ça par cœur (“avec les mots”). Après il devient Hamina. Mais il n’y a pas de différence. Avec les azmari ? Y : C’est pareil (“ils sont uns”). C’est pareil ? Y : Ils sont mêlés. Est-ce qu’il y avait des liens entre des gens d’Église, les moines et les liqä mäkwas. Comment étaient leurs relations ? Y : Les moines et les joueurs ? Qu’est-ce qui les lient ? S’ils ont des connaissances, mon fils par exemple, s’il a appris, il peut faire le qedassé (servir la messe). Il devient prêtre ? Y : Il fait le qedassé. Il devient prêtre (qés). Et il peut aussi jouer en dehors de l’église ? Y : Non, il ne joue pas. Il ne joue pas ? Y : S’il devient prêtre il ne sert que l’église, mais il ne devient pas azmari. La plupart du temps, on dit que les azmari ont un langage qu’ils utilisent entre-eux ? Y : Oui. C’est vrai ? Y : Si je vous parle en cette langue, vous n’allez pas comprendre, alors pourquoi je vous parlerais ? Non, ce n’est pas ça, c’est pour l’histoire, on l’enregistre, et vous nous dites la traduction. Dites-nous un exemple ? Y : Que voulez-vous que je fasse ? Quand on dit “Itishägé”(ኢቲሸጌ), ça veut dire “celui-là”… oui, ça veut dire “cet homme-là”. Quand on dit “Itishägé labet naw” (ኢቲሸጌ፡ለብት፡ነው), ça veut dire “il est bête, non ?”. Pour dire : Buvez, boire, comment on dit ? Y : “fuačo ” (ፏቾ), pour dire “bois”. “Bougnou” ቡኙ ça veut dire “donne-lui”… Et quand on dit “fwatch enna enedam” ፏችና፡እንዳም ça veut dire “Bois et on y va”. Les liqä mäqwas, est-ce qu’ils avaient leur place dans la Cour, est-ce qu’ils la servaient aussi ? Y : Qu’est-ce qui les empêcherait ? qäñ azmatch Mesganaw il servait, il suivait (la Cour) jusqu’à Addis Abeba. Dans la Cour ? En tant que daña (juge), ou bien ? Y : Non. Pour juger ? Y : Non, comme ça, avec Sa Majesté (jan hoy). Quand ils étaient à la Cour, est-ce que les azmari exprimaient leur point de vue quand il y avait des injustices ? Ou bien, c’est simplement pour glorifier ? Y : Oui, ils vont ensemble, dans les lieux où Il (sa Majesté) rentre, ils (les musiciens) rentrent avec Lui, et le soir vont le distraire. Est-ce que vous vous rappelez d’autres liqä mäqwas que le qäñ azmatch Mesganaw ? Y : Grazmatch Belay. C’est à quelle époque ? Y : À l’époque de Hailé Sélassé. À l’époque de Hailé Sélassé ? Y : Mais il était âgé. Et pendant l’époque de Ménélik aussi ? Y : Oui, il a commencé à cette époque. Et à cette époque aussi, ils servaient de distraction ? Y : Oui, se sont des anciens … Mais à l’époque de Hailé Sélassé, même nous tous on chantait. Quand vous glorifiez les rois (negusat), qu’est-ce qu’on chantait, disait, pour les glorifier ? Y : Mais… Vous avez oublié... Avec quelles sortes de getem ? Une ou deux, si vous vous rappelez des paroles... Y : Je ne connais que les miennes (de chansons). Y : (s’adressant à quelqu’un) … pour quoi faire ? Pause cigarette.